Désormais, Collègue, ton heure est venue. Mutation oblige, il est maintenant temps pour toi de retourner auprès des tiens que jamais tu ne négliges. Tu laisses derrière toi un héritage qui sera lourd à porter. Ce petit hommage ne sera jamais à la hauteur de ce que tu nous as apporté comme force et honneur. Tu nous a maintes fois prouvé par tes actions et ton engagement, l’importance de garder notre dignité en toutes circonstances.
Le style est une manière de dire qui vous êtes sans parler
Collègue, tu avais ton style bien à toi, sans complexe ! Veste en cuir ou Blazer, petite chemise, belle montre au poignet, jean et santiags aux pieds. T’en avais de la Gueule ! Tu honorais la fonction d’éducateur au travers de l’attention que tu portais à ton style. A ton arrivée, tes premiers regards me laissèrent perplexes. Tu faisais le taiseux, avare de mots en réunion. Méfiant, je me disais que tu n’étais qu’un stagiaire. Au sein de l’équipe, tu restais à distance des clans et des allégeances. Tu te livrais peu car tu étais en pleine observation.
Un personnage atypique, un vieux de la vieille, un roublard qui a roulé sa bosse. Comédien, artiste, scénariste et j’en passe furent tes faits d’armes. En arrivant, avec une longue expérience dans le social, tu étais déjà éducateur spécialisé diplômé. Et pourtant, on t’a pris pour un lapin de six semaines quand tu es arrivé dans cette structure égocentrée.
Les interactions dans ce Social sont de sempiternels rapports de force. Et dans cette lutte, tu es devenu mon frère d’armes, mon frère d’âme. On ne s’est pas énormément côtoyé mais tu m’as confié ton parcours de vie, ta résilience, tes blessures, tes responsabilités.
Pendant de longues années, tu as forgé ta carapace, toi le grand sensible. Tu souriais peu mais quand on grattait un peu, nous étions surpris de tant de savoirs faire et de qualités. Quand tu vas me lire, je te vois d’ici me dire: « arrête tes inepties ». Les adieux t’horripilent. Les « Je t’aime » te rendent dingues. Selon toi, cela ne se dit pas entre hommes ! Alors, j’écris mon ami.
J’aurais aimé t’embrasser le front avant que tu ne partes mais ton départ sans au revoir m’oblige désormais à verser mes larmes en mots.
Ce que tu as semé
Par ta cause, je me suis réconcilié avec moi-même. Tu as réhabilité l’éducateur que j’étais en replaçant au cœur du débat le cœur de métier. Je m’étais perdu dans ce marasme de médiocrité en me renfermant sur moi-même. J’en avais oublié ce que j’étais et d’où je venais. Honte à moi, la noirceur et l’égocentrisme m’avaient entaché. Mon humanité, ma volonté de servir mon prochain s’étaient peu à peu volatilisées. Collègue, je dois t’avouer qu’en moi le rebelle s’était embourgeoisé. Tu as réveillé le guerrier qui somnolait. Toi l’artiste éveillé , le bohème, tu as toujours su rester le même. Aligné, Engagé !
Out the box
Tu as apporté des réflexions différentes. En dehors de la boîte, tu pensais. Volontiers, tu t’appuyais sur des auteurs de sciences sociales tout comme de littérature. Dans tes moments de retraite contemplative, tu te réfugiais dans la peinture. Quand tu partageais tes expériences et tes ressentis, tu élargissais nos horizons. Ainsi, tu as poussé chacun d’entre nous à fouiller en nous-mêmes. Tu questionnais l’intention et le sens de nos actions. Quand nous étions mis à mal tu étais celui qui Ré-Unissait et réconfortait. Tu n’aimais pas recevoir de privilège de ta hiérarchie, tu voulais être logé à la même enseigne. Tu n’aimais pas te sentir redevable. Jouer un rôle, faire l’imposteur dans ce noble métier t’était inconcevable toi le scénariste d’un noble art.
De suite, tu étais à l’aise avec les “merdeux”. Les gosses t’appréciaient car tu appréciais les côtoyer. Comme dans un livre ouvert, tu lisais en eux. Ils te livraient des choses qu’ils n’avaient jamais confiées. Tu leur inspirais confiance et respect.
Tu y as cru et lui, c’est ce qu’il a vu dans tes yeux
Quand tu as défendu les intérêts de J. qui était rejeté sans gêne. Délinquant, borderline, rejeté, incasable, il était trimbalé depuis des années de foyer en foyer. Il était coincé de toutes parts entre les guerres intestines de professionnels et de certains services. L’imbroglio autour de sa situation mettait en perspective ces mauvaises articulations. Aujourd’hui, tu es parti. Il pleure après toi. Il honore ta mémoire en t’évoquant quotidiennement.
Expressions abjectes, notes d’incident disproportionnées, certains se délectaient en petits comités. Cela décrivait parfaitement l’état intérieur de ceux qui déféquaient tant d’animosité. Il fallait se détacher émotionnellement des raisons de son placement pour lui permettre d’avancer. Beaucoup se jetèrent à pieds joints dans les pièges de cette prise en charge: faire fi, dédaigner, mépris, antipathie, ne le définir et ne le voir qu’au travers de ses “travers”.
La Patate Chaude que tout le monde se refilait, tu l’as défendu bec et ongles croyant en son éducabilité. Il était déjà condamné bien avant même d’arriver. Dans leurs regards, cela transparaissait.
J. s’est autorisé à briller car il lui était désormais possible d’exister dans le regard de l’autre, que tu représentais. Il existait désormais un réceptacle qui l’acceptait avec ses failles, ses problématiques. Comme tu disais, il avait juste besoin d’amour, d’être a minima considéré.
Résiste
Souvent, en ton absence, on te reprochait d’être trop près des jeunes, qu’il te fallait mettre de la distance, que tu te confiais trop aux gosses. Certains disaient que tu achetais la paix sociale, que l’on n’était pas là pour être aimé.
D’autres disent de toi que tu n’es qu’un animateur. Cela aurait pu être cohérent s’ils n’étaient pas les premiers à bénéficier de ton travail, de ton sacrifice, de tes activités et du lien que tu entretenais avec les minots. Ce sont les mêmes qui, en ton absence, te cassent du sucre sur le dos. Ils disent que les éducateurs sont mis en porte à faux car toi les jeunes t’écoutent et apprécient être en activité avec toi.
Bouc émissaire
Aujourd’hui, certains parlent d’emprise. Peut-être est-ce parce qu’ils n’ont pas d’arguments pour débattre avec toi ? Ou est-ce une manière de détourner l’attention des véritables problématiques : la qualité des prises en charge et le travail éducatif ?
Le bouc émissaire joue parfaitement ce rôle. Il est un véritable nuage de fumée. Il détourne l’attention publique en consternant l’auditoire. « Le voici, notre bourreau ! »
Quand une institution est en crise, on se réunit tous sous la même bannière pour combattre un ennemi commun. Il fallait juste en trouver un. Ton tour était donc venu. Tu étais devenu le paria, l’ennemi à abattre comme l’avait été Sofia l’année dernière et Myriam l’année d’avant encore. Bizarre vous avez dit bizarre ?
Certains s’offusquaient quand tu exprimais en réunion ton incompréhension. Tu interrogeais seulement le recrutement de professionnels qui n’avaient pas de qualifications en lien avec le social.
Ce questionnement marquait ta considération pour le diplôme, la formation, le métier d’éducateur et l’importance que tu accordais au public que tu prenais en charge.
Mais ils ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils te l’ont fait payé en ne t’adressant plus la parole, en épiant tes moindres retards ou écarts.
La cohérence d’équipe a bon dos
Avec tes mots, tu nous rappelais que les maux des professionnels ne se réglaient pas en premier lieu dans le bureau d’en haut. Etre cohérent est-ce l’uniformisation des pratiques ? Quand conformisme et cohérence s’unissent dans le social, ce n’est pas par amour mais bel et bien un mariage de complaisance !
On a un rapport particulier avec la singularité. L’Etablishment est prêt à mettre au pas les différents, les marginaux, les incasables, les délinquants. Sinon Trépas ! Il en était ainsi ici ! Qu’en est-il de nos modes de fonctionnement dans le Social ? Sommes nous, nous aussi, dans cette reproduction ?
Dans la difficulté, une opportunité
Au delà des “névroses institutionnelles”, des dysfonctionnements, des politiques managériales, de nombreux problèmes dans les structures trouvent leurs sources dans les égos.
Quand tu as fais preuve de qualités humaines, d’empathie, d’écoute cela a mis en évidence certains manques de savoirs être. Quand tu brillais par tes idées, tu as mis au grand jour certaines défaillances.
Sans le moindre once de remord ni de culpabilité, ils pointèrent alors tes défauts. Sauf que lorsque le cœur de métier a parlé, il a révélé inexorablement, à tous, les vrais des faux.
Collègue, tu as décidé de t’envoler vers d’autres cieux. Pour aller là où ton talent, ton expérience, ta personne sont considérés. Une page s’est tournée définitivement. De nouvelles perspectives sont apparues. D’autres combats sont à mener désormais.
Tu manques aux gamins. Tu manqueras à jamais frère d’armes, frère d’âme.
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