” Certes, c’est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu’un inconnu céans s’impatronise ;
Qu’un gueux qui, quand il vint, n’avait pas de souliers,
Et dont l’habit entier valait bien six deniers,
En vienne jusque-là, que de se méconnaître,
De contrarier tout, et de faire le maître. “
Tartuffe – Molière
Le nouveau directeur
Les agents des différentes structures qu’il gérait, l’avaient affublé d’un sobriquet : L’Imposteur.
Il était imposant, le ventre bedonnant. Sur un visage rondelet se présentait une barbe mal taillée, le poil long et légèrement brun qui lui conférait un aspect rustre et négligé. Il portait toujours le même costard vieillot d’un autre siècle. Il avait l’appétit vorace tant pour les mets que pour les éloges. Gros et gras, le teint frais, seuls ses fidèles semblaient insensibles au fait qu’il mange et boive pour deux.
Il avait toujours le nez dans nos affaires, à vouloir nous épier. Il paraissait si négligé. Il avait du mal à se mouvoir. Il suffoquait au moindre effort. Son front suintait facilement. Ses auréoles sous les bras étaient un pied de nez à son nouveau statut. Quand il daignait se rapprocher, l’odeur du sébum de sa chevelure grasse s’exhalait. Nous n’avions pas besoin d’avoir le nez creux pour supporter les relents de sueur de “Sieur L’Imposteur”.
Il manquait de considération et de respect à ceux qui travaillaient pour lui. Un vrai tyran qui n’hésitait pas à hurler sur ses ouailles. En pleine réunion, en présence de tous, il était capable de dire à un contractuel :
« Attention ! La non reconduction de votre contrat vous pend au nez. Il va falloir vous remobiliser ».
Souvent, on l’entendait crier sur son sbire sans aucune retenue. Les murs en tremblaient et une atmosphère malsaine s’en dégageait. La secrétaire si timide et introvertie semblait tétaniser par ses crises. Il lui raccrochait au nez comme une malpropre. A peine la porte de son bureau s’entrebâillait, que l’on voyait sur son visage l’angoisse l’étreindre.
Son bureau avait été surnommé le Barreau du Bourreau. L’entretien était un véritable purgatoire. Pression psychologique, fausses accusations étaient le lot de ceux qui y passaient. Il était là à toujours vouloir tirer les vers du nez pour savoir ce qui se tramait, ce qui se disait. Un véritable pervers paranoiaque ! Ma longue expérience lui faisait de l’ombre. Il n’appréciait guère être remis en question quand il se trompait. Il diabolisait et considérait comme dangereux pour lui-même tout ce qui échappait à son contrôle ou à sa compréhension. A peine arrivé, il avait déjà l’impression que l’on lui en voulait. J’étais la tête de gondole, l’ennemi à abattre en premier. Il pensait que je voulais lui nuire, le manipuler. Ses angoisses de persécution étaient un véritable délire.
Pourtant avec ses supérieurs, il était tout autre : un larbin docile et servile. Il changeait de postures : du tyran au domestique les doigts dans le nez ! Il se sentait invincible et investi d’une mission « purificatrice ». Une chevalier seul qui menait à vue de nez une guerre sainte. Il lui fallait, semble-t-il, redorer l’emblème de l’institution. Son Graal : jouir de la considération de ses supérieurs quitte à piétiner ses agents.
Pourtant jadis, il était lui aussi un gueux. Il y a seulement deux ans, il a eu l’opportunité de devenir cadre. Cette occasion de s’élever, de changer de caste ne lui est pas passé sous le nez. Egocentré, il faisait semblant de nous écouter. Il prenait des décisions irraisonnées tout en feignant une expérience certaine et une connaissance partenariale pointue. Imposteur ! Ce n’était que mise en scène. Il n’avait jamais mis le nez en dehors de son institution. Il s’était depuis grassement embourgeoisé et fait fi de son ancienne identité professionnelle. Il s’était délesté de certaines valeurs et convictions personnelles. Il n’en avait plus besoin. Il a capitulé pour mieux capitaliser.
La veille encore, j’ai tenté de fuir en allant boire un verre avec de vieux amis. J’ai essayé de leur parler de mon ressenti, de mes douleurs. Mais rien n’y faisait. Ils ne saisissaient pas ma détresse. Pire, ils la minimisaient. Je ne leur en veux pas. C’est dur de mettre des mots sur cette maladie. Je me revois encore hier avec eux, au beau milieu de la conversation, me déconnecter subitement sans raison. Hanté et envahi de doutes et de craintes qui prennent le contrôle de mes pensées malgré moi. Mon esprit est broyé complètement brouillé. Je me sens paralysé et appesanti par le poids des épreuves. Je ressens le besoin de m’échapper inexorablement. Certains me soutiennent à leur manière. Mais plus ils essaient, plus je me consume. Ils soufflent sur la braise sans même le savoir. Je me dois donc de le porter seul ce fardeau.
« Tu n’es rien ! » « Tu ne vaux rien ». Ces phrases me sont répétées implicitement et sournoisement. Ceux qui veulent me voir déguerpir prennent énormément de plaisir à me voir décrépir. Usé par cette guerre des nerfs que l’on me livre, noir est désormais la couleur de mon devenir.